Les illusions perdues

Ce texte est extrait du roman d'HONORÉ DE BALZAC Illusions perdues, écrit entre 1835 et 1843. Ce livre se passe dans le milieu de l'imprimerie et de l'édition. Ce document apporte un complément d'information au cours encres et supports.

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Le papier, produit non moins merveilleux que l'impression à laquelle il sert de base, existait depuis longtemps en chine quand, par les filières souterraines du commerce, il parvint dans l'Asie-Mineure, où, vers l'an 750, selon quelques traditions, on faisait usage d'un papier de coton broyé et réduit en bouillie. La nécessité de remplacer le parchemin, dont le prix était excessif, fit trouver, par une imitation du papier bombycien (tel fut le nom du papier de coton en Orient), le papier de chiffon, les uns disent à Bâle, en 1170, par les Grecs réfugiés; les autres disent à Padoue, en 1301, par un Italien nommé Pax. Ainsi le papier se perfectionna lentement et obscurément; mais il est certain que déjà sous Charles VI on fabriquait à Paris la pâte des cartes à jouer. Lorsque les immortels Fust, Coster et Guttemberg eurent inventé LE LIVRE, des artisans, inconnus comme tant de grands artistes de cette époque, approprièrent la papeterie aux besoins de la typographie. Dans ce XVe siècle, si vigoureux et si naïf, les noms des différents formats de papier, de même que les noms donnés aux caractères, portèrent  l'empreinte de la naïveté du temps. Ainsi le Raisin, le Jésus, le Colombier, le papier Pot, l'Écu, le Coquille, le Couronne, furent ainsi nommés de la grappe, de l'image de Notre-Seigneur, de la couronne, de l'écu, du pot, enfin du filigrane marqué au milieu de la feuille, comme plus tard, sous Napoléon, on y mit un aigle : d'où le papier dit grand-aigle. De même on appela les caractères Cicéro, Saint-Augustin, Gros-Canon, des livres de liturgie, des Ïuvres théologiques et des traités de Cicéron auxquels ces caractères furent d'abord employés. L'italique fut inventé par les Alde, à Venise : de là son nom. Avant l'invention du papier mécanique, dont la longueur est sans limites, les plus grands formats étaient le Grand-Jésus ou le Grand-Colombier; encore ce dernier ne servait-il guère que pour les atlas ou pour les gravures. En effet, les dimensions du papier d'impression étaient soumises à celles des marbres de la presse. Au moment où David parlait, l'existence du papier continu paraissait une chimère en France, quoique déjà Denis Robert d'Essone eût, vers 1799, inventé pour le fabriquer une machine que depuis DidotSaint-Léger essaya de perfectionner. Le papier vélin, inventé par Ambroise Didot, ne date que de 1780. Ce rapide aperçu démontre invinciblement que toute les grandes acquisitions de l'industrie et de l'intelligence se sont faites avec une excessive lenteur et par des agrégations inaperçues, absolument comme procède la Nature. Pour arriver à leur perfection, l'écriture, le langage peut-être!... ont eu les mêmes tâtonnements que la typographie et la papeterie.

-Des chiffonniers ramassent dans l'Europe entière les chiffons, les vieux linges, et achètent les débris de toute espèce de tissus, dit l'imprimeur en terminant. Ces débris, triés par sorte, s'emmagasinent chez les marchands de chiffons en gros, qui fournissent les papeteries. Pour vous donner une idée de ce commerce, sachez, mademoiselle, qu'en 1814 le banquier Cardon, propriétaire des cuves de Bruges et de Langlée, où Léorier de l'Isle essaya dès 1776 la solution du problème dont s'occupa votre père, avait un procès avec un sieur Proust à propos d'une erreur de deux millions pesant de chiffons dans un compte de dix millions de livres, environ quatre millions de francs. Le fabricant lave ses chiffons et les réduit en une bouillie claire qui passe, absolument comme cuisinière passe une sauce à son tamis, sur un châssis en fer appelé forme, et dont l'intérieur est rempli par une étoffe métallique au milieu de laquelle se trouve le filigrane qui donne son nom au papier. De la grandeur de la forme dépend alors la grandeur du papier. Dans le temps où j'étais chez MM. Didot, on s'occupait déjà de cette question, et l'on s'en occupe encore; car le perfectionnement cherché par votre père est l'une des nécessité les plus impérieuses de ce temps-ci. Voici pourquoi. Quoique la durée du fil, comparée à celle du coton, rende, en définitive, le fil moins cher que le coton, comme il s'agit pour les pauvres de sortir une somme quelconque de leurs poches, ils préfèrent donner moins que plus, et subissent, en vertu du væ victis! Des pertes énormes. La classe bourgeoise agit comme le pauvre. Ainsi le linge de fil manque. En Angleterre, où le coton a remplacé le fil chez les quatre cinquièmes de la population, on ne fabrique déjà plus que du papier de coton. Ce papier qui a d'abord l'inconvénient de se couper et de se casser, se dissout dans l'eau si facilement qu'un livre en papier de coton s'y mettrait en bouillie en y restant un quart d'heure, tandis qu'un vieux livre ne serait pas perdu en y restant deux heures. On ferait sécher le vieux livre; et, quoique jauni, passé, le texte serait encore lisible, l'Oeuvre ne serait pas détruite. Nous arrivons à un temps où, les fortunes diminuant par leur égalisation, tout s'appauvrira : nous voudrons du linge et des livres à bon marché, comme on commence à vouloir de petit tableaux, faute d'espace pour en placer de grands. Les chemises et les livres ne dureront pas, voilà tout. La solidité des produits s'en va de toutes parts. Aussi le problème à résoudre est-il de la plus haute importance pour la littérature, pour les sciences et pour la politique. Il y eut donc un jour dans mon cabinet une vive discussion sur les ingrédients dont on se sert en Chine pour fabriquer le papier. Là, grâce aux matières premières, la papeterie a, dès son origine, atteint une perfection qui manque à la nôtre. On s'occupait alors beaucoup  du papier de Chine, que sa légèreté, sa finesse rendent bien supérieur au nôtre, car ses précieuses qualités ne l'empêche pas d'être consistant; et, quelque mince qu'il soit, il n'offre aucune transparence. Un correcteur très instruit (à Paris, il se rencontre des savants parmi les correcteurs : Fourier et Pierre Leroux sont en ce moment c orrecteur chez Lachevardière!...); donc le comte de Saint-Simon, correcteur pour le moment, vint nous voir au milieu de la discussion. Il nous dit alors que, selon Kepfner et Du Halde, le broussonatia fournissait aux Chinois la matière de leur papier tout végétal, comme le nôtre d'ailleurs. Un autre correcteur soutint que le papier de Chine se fabriquait principalement avec une matière animale, avec de la soie, si abondante en Chine. Un pari se fit devant moi. Comme MM. Didot sont les imprimeurs de l'Institut, naturellement le débat fut soumis à des membres de cette assemblée de savant. M. Marcel, ancien directeur de l'imprimerie impériale, désigné comme arbitre, renvoya les deux correcteurs par-devant M. l'abbé Grozier, les correcteurs perdirent tout deux leur pari. Le papier de Chine ne se fabrique ni avec de la soie ni avec le broussonatia; sa pâte provient des fibres de bambous triturées. L'abbé Grozier possédait un livre chinois, ouvrage à la fois iconographique et technologique, où se trouvaient de nombreuses figures représentant la fabrication du papier dans toutes ses phases, et il nous montra les tiges de bambou peintes en tas dans le coin d'un atelier à papier supérieurement dessiné. Quand Lucien m'a dit que votre père, par une sorte d'intuition particulière aux hommes de talent, avait entrevu le moyen de remplacer les débris du linge par une matière végétale excessivement connue, immédiatement prise à la production territoriale, comme font les Chinois en se servant de tiges fibreuses, j'ai classé tous les essais tentés par mes prédécesseurs et je me suis mis enfin à étudier la question. Le bambou est un roseau : j'ai naturellement pensé aux roseaux de notre pays. La main d'Ïuvre n'est rien en Chine; une journée y vaut trois sous : aussi les Chinois peuvent-ils, au sortir de la forme, appliquer leur papier feuille à feuille entre des tables de porcelaine blanche chauffées, au moyen desquelles ils le pressent et lui donnent ce lustre, cette consistance, cette légèreté, cette douceur de satin, qui en font le premier papier du monde. Eh bien! Il faut remplacer les procédés du Chinois au moyen de quelque machine. On arrive par des machines à résoudre le problème du bon marché que procure à la Chine le bas prix de sa main d'Ïuvre. Si nous parvenions à fabriquer à bas prix du papier d'une qualité semblable à celui de la Chine, nous diminuerions de plus de moitié le poids et l'épaisseur des livres. Un Voltaire relié, qui, sur nos papiers vélins, pèse deux cent cinquante livres, n'en pèserait pas cinquante sur papier de Chine. Et voilà, certes, une conquête. L'emplacement nécessaire aux bibliothèques sera une question de plus en plus difficile à résoudre à une époque où le rapetissement général des choses et des hommes atteint tout, jusqu'à leurs habitations. de Paris, les grands hôtels, les grands appartements seront tôt ou tard démolis; il n'y aura bientôt plus de fortunes en harmonie avec les constructions de nos pères. Quelle honte pour notre époque de fabriquer des livres sans durée! Encore dix ans, et le papier Hollande, c'est à dire fait en chiffon de fil, sera complètement impossible. Or votre généreux frère m'a communiqué l'idée qu'avait eue votre père d'employer certaines plantes fibreuses à la fabrication du papier, vous voyez que si je réussi, vous aurez droit à...

Honoré de Balzac écrit vraiment "Guttemberg" avec deux "t", il n'y a pas de "coquille".

 

Fabrication du papier

Fabrication du papier

Dessin du "T'ien-Kung k'ai-wu" écrit par Sung Ying-hsing en 1637.

Sutra coréen

Photo de l'Ambassade de la République de Corée

Ce sutra bouddhiste est le plus vieux papier imprimé connu du monde, il est daté de 704-751 de notre ère.
C'est un "bois gravé".


 voir aussi cet article de l'encyclopédie de Diderot et D'Alembert sur le papier de coton

 voir aussi ce site sur Honoré de Balzac imprimeur, éditeur, fondeur de caractère, . . .

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© Serge RENOUD

Dépôt légal en décembre 1999

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