Nous voulions penser le grand métissage du troisième millénaire. L’ordinateur et l’Internet sont la véritable révolution du siècle. Comme l’imprimerie, ils peuvent modifier notre façon de penser et d’apprendre. La presse de Gutenberg a produit la libre interprétation de la Bible, ruiné les enlumineurs et provoqué l’apparition d’une nouvelle pédagogie, fondée sur les livres et les images. Avant l’imprimerie, un enfant ne pouvait pas avoir de manuscrit. Aujourd’hui, avec l’Internet, nous pouvons savoir des choses que nos ancêtres mettaient une vie à connaître. (…)
Jusque-là, les Églises, institutions scientifiques, etc. avaient pour fonction de filtrer et de réorganiser la connaissance et l’information. Ces intermédiaires restreignent ma liberté intellectuelle, mais garantissent que la communauté a filtré l’essentiel. Sans filtrage, il y a risque d’anarchie du savoir. Heureusement qu’enfant, l’école m’a dit «voilà on a filtré ça pour toi, la structure du système solaire, la chimie...». Les réseaux nous font perdre le filtrage des institutions, même si celles-ci le faisaient parfois de façon erronée. Pendant deux mille ans, tout le monde était d’accord sur le système de Ptolémée. Puis on a découvert que Galilée avait raison, et le filtre a changé. (…)

Quel jugement portez-vous sur ces bouleversements de la transmission de la connaissance?

Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Il faut se préparer à faire face. Je ne suis pas un hégélien qui croit que le progrès est toujours positif. Je suis réaliste au sens où aucun chef d’État ni aucune organisation ne peut abolir l’Internet, dans la même mesure qu’aucun n’a pu l’imposer. L’Internet entraîne une dénationalisation du savoir. On peut penser que les États nationaux nés au siècle dernier vont disparaître au profit de liens virtuels entre villes aux intérêts communs. En France, on craint le vent de la globalisation qui imposerait l’anglais. Peut-être qu’au contraire, le modèle du millénaire sera saint Paul... Né en Perse dans une famille juive qui parlait grec, il lisait la Torah en hébreu, puis a vécu à Jérusalem où il parlait araméen. Lorsqu’on lui demandait son passeport, il était romain. Exemple intéressant de globalisation: l’Empire romain n’a pas imposé de langue unique sur son territoire.

Umberto Eco, propos recueillis par Florent Latrive et Annick Rivoire à propos du «Manuel interactif du savoir»  Libération, 7 janvier 2000 .

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