Les foulards Hermes

Une sorte de mini pont roulant portant un cadre vient se placer au-dessus d'une bande de pure soie blanche parfaitement lisse. Le pont roulant est abaissé. Tout le long d'un des côtés du «tamis» tendu dans le cadre est versé un long boudin de pâte noire dont la consistance fait penser à celle d'un chocolat chaud de nappage d'une pâtisserie.

L'opérateur prend son «racle», un outil semblable à un essuie-glace, mais un essuie-glace long de près d'un mètre. Il installe celui-ci dans le boudin de pâte, le pousse sur toute la largeur du « tamis », puis le tire vers lui. Ce qui fait faire à la pâte noire un aller et retour sur le « tamis ». Il met de côté le « racle », soulève le cadre et fait glisser le pont roulant sur le côté. La soie blanche porte alors en noir un dessin au trait.

Un deuxième cadre remplace le premier dans le pont roulant et est amené au-dessus de la soie. L'opérateur vérifie que la superposition des dessins est bonne à la fraction de millimètre près. Il verse un boudin de pâte d'une autre couleur et fait faire à celle-ci un aller et retour sur le « tamis » grâce à un « racle » propre. Après que le pont roulant a été mis de côté, on voit que de petites parties du dessin imprimé sur la soie sont maintenant colorées en brun. Mêmes manoeuvres avec un troisième cadre. Cette fois, du jaune remplit une partie du dessin, recouvrant par endroits le brun mis précédemment et donnant ainsi la sensation de relief. Le temps manque au démonstrateur. Il passe donc directement à la couleur du fond, qui, normalement, devrait être appliquée en avant-dernière position. Un aller et retour puis un aller supplémentaire. Et une bonne partie du dessin est alors recouverte d'un rouge éclatant.

La maison Hermès a montré à Paris pendant le mois d'août comment sont fabriqués ses célèbres carrés. Les installations «normales » sont toutes situées dans la région lyonnaise et la fabrication se fait, là, sur une échelle beaucoup plus grande grâce à des tables qui peuvent avoir jusqu'à 150 mètres de long, et à une certaine automatisation qui n'exclut pourtant pas la la vérification constante de l'oeil exercé des opérateurs. On arrive ici à produire de 15 000 à 20 000 (40 000 en période de pointe) carrés par semaine.

À Paris, la table ne portait qu'une bande de soie de deux carrés, et toutes les opérations étaient faites à la main. Mais il s'agissait de la même méthode de « technique du cadre à plat », vieux procédé lyonnais, qui seul permet une précision et une qualité parfaites de l'impression de motifs fort compliqués.

Une palette de 52000 couleurs

Tout commence par le travail des créateurs, qui composent les motifs des nouveaux carrés (une douzaine par an). Chaque maquette, due au talent et à l'inventivité de ces artistes, est livrée en taille réelle (90 cm sur 90 cm et peinte à la gouache ou à l'aquarelle dans les coloris originaux. Intervient alors l'incroyable « mise en gravure » c'est-à-dire la décomposition de la maquette en autant de couleurs et donc de dessins sur feuille de rhodoïd (matériau particulièrement stable) qui sont jugés nécessaires pour que l'impression rende parfaitement la maquette du créateur. Bien entendu, il faut de longs essais pour parvenir à définir le nombre de dessins nécessaires et à choisir les couleurs (40 au maximum) qui seront utilisées pour l'impression. Bien entendu aussi, les carrés sont souvent tirés en plusieurs vessions de coloris différents: les coloristes de l'atelier d'impression attribuent alors à chacun des dessins la couleur qui convient pour créer une harmonie complètement nouvelle.

Les effets de dégradé, d'ombre, de relief, de poudré sont obtenus par la superposition de plusieurs couleurs. Ainsi la figure de l'indien emplumé ornant un des carrés a-telle été rendue grâce à 14 couleurs imprimées les unes après les autres.

Les couleurs d'impression sont faites de colorants chimiques et de gomme végétale plus ou moins dilués à l'eau. Il en existe actuellement quelque 52 000 dont la formule est soigneusement gardée de façon que les mêmes carrés puissent être refaits à l'identique au long des années. Depuis 1937, année où sont apparus les premiers carrés Hermès, une bonne partie des 870 modèles qui ont vu successivement le jour est, en effet, constamment réimprimée.

Pour le tissu de support, on utilise de la soie d'origine chinoise qui est tissée à Lyon le plus souvent comme un twill (en biais), mais parfois en brochage. Tel le carré «Daymio», qui porte des fleurs blanches brochées et des fleurs de couleurs imprimées. Après son tissage, la soie est lavée (les spécialistes parlent de « décreusage »), pour la débarrasser des fragments de bourre et autres impuretés éventuelles qui y sont restés et être ainsi assouplie. Lorsqu'elle est prête pour l'impression, elle est étendue sur de très longues tables autocollantes et aplatie parfaitement pour que n'y subsistent ni faux pli ni vaguelette intempestive.

Alors peut commencer l'impression proprement dite. Chaque planche (rappelons qu'une planche = une couleur) dessinée lors de la « mise en gravure » a été transférée par photo sur un tamis fait d'une gaze de polyester (plus solide que la gaze de soie utilisée autrefois) recouverte d'une couche de gélatine sensible à la lumière. Après insolation, la gélatine qui a été exposée à la lumière durcit alors qu'elle reste molle là où le dessin porté sur la planche l'a mise à l'abri de la lumière. Par lavage, la gélatine molle disparaît. Ainsi la gaze tendue dans le cadre manoeuvré par le pont roulant est-elle occultée sauf pour le dessin qu'elle porte en sorte de fenêtres laissant passer la couleur concernée. D'où le nom de « tamis ». La couleur, lors du passage du « racle », ne s'imprime donc sur la soie qu'aux endroits voulus. Les différentes couleurs sont imprimées dans un ordre très précis. Le premier cadre dessine, en noir presque toujours, les lignes et contours dans lesquels viendront s'insérer toutes les autres couleurs. Ce noir, dont la pâte est plus épaisse que celle des autres couleurs, servira de garde-fou: ses lignes empêcheront les couleurs suivantes de se diffuser hors de leurs stricts emplacements. D'où ses noms de « finesse » ou de « serti ».

L'ennoblissement

Pour les autres couleurs, on commence toujours par celles qui occupent les surfaces les plus petites. Une application prématurée des coulgurs, forcément humides, couvrant les vastes surfaces des fonds et des bordures (les « listes ») ferait rétracter mg tissu et nuirait au cadrage précis des couleurs suivantes. Quand deux ou plusieurs couleurs sont superposées (on dit « remâtées »), on commence toujours par les plus foncées pour terminer par les plus claires.

Après l'impression, viennent les opérations d'« ennoblissement ». Le « fixage » est essentiel. Il s'agit d'une véritable cuisson à la vapeur (à 103 o C ou 105 o C) faite pendant un temps plus ou moins long dans une sorte d'énorme cocotteminute. Ce « fixage » enlève la gomme et permet aux pigments de pénétrer dans le tissu. Les carrés sont ensuite lavés pour enlever les éventuels excès de couleurs et restants de gomme. Ils sont séchés à chaud, puis traités avec un apprêt qui leur rend l'aspect et le toucher soyeux que les opérations précédentes, impressions comprises, leur ont fait perdre. Rappelons qu'en dépit de l'« ennoblissement », les carrés ne sont jamais garantis à l'eau, que celle-ci soit de pluie ou de lavage.

Enfin interviennent les « roulotteuses », qui découpent chaque carré en suivant rigoureusement le droit-fil et font sur les quatre côtés les délicats ourlets roulottés. À la main, bien sûr, et en quarante ou quarante-cinq minutes, performance qu'apprécieront toutes les couturières amateurs...

Des créateurs aux roulotteuses, plus de dix corporations appartenant à plusieurs sociétés travaillant toutes dans la région lyonnaise auront participé pendant deux ans à la fabrication de chaque nouveau modèle de carré. Tous ces artisans-artistes très hautement qualifiés ayant appris leur métier « sur le tas ».

YVONNE REBEYROL

"Le Monde" mercredi 4 septembre 1991, page 14

 

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© Serge RENOUD

Dépôt légal en décembre 1999

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